« L’anti-tourisme est une dimension de l’anticapitalisme » - Interview de Rodolphe Christin, accordée au magazine Agir par la culture n°58, été 2019

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Ce numéro d'Agir par la culture à pour titre "Sortir du (sur)tourisme". Vous pouvez le consulter en suivant le lien ci-dessous :

https://www.agirparlaculture.be/category/agir-par-la-culture-n58/

Le tourisme « martyrise natures et sociétés humaines, opprime l’esprit des voyages et transforme l’hospitalité des lieux en prestations, les habitants en prestataires, les paysages en décors » écrit le sociologue et écrivain Rodolphe Christin dans son Manuel de l’anti-tourisme. Cet ouvrage propose des pistes de réflexion collective à amorcer pour sortir du tout tourisme qui artificialise notre planète et contamine décideurs et populations. Car le tourisme mérite d’être remis en question au même titre que d’autres industries destructrices. Que déroule et recouvre cette dimension du capitalisme moderne ?

Dans L'Usure du monde, vous comparez les lieux touristiques aux centres commerciaux. Qu’est-ce qui rapproche ces deux lieux ?

Le tourisme est une dimension du capitalisme et de la société de consommation. L’aménagement des territoires que suppose le tourisme — pour les rendre accessibles à tous et séduire le plus grand nombre — passe par la marchandisation des espaces et des échanges. C’est pourquoi de plus en plus les lieux de loisirs ressemblent à de véritables zones commerciales à ciel ouvert. Qu’on songe seulement aux villages du sud de la France au mois d’août où on peut acheter des babioles, où tout est soumis à l’ordre marchand, où tout vient provoquer l’acte d’achat chez des touristes qui sont avant tout considérés comme des consommateurs.

Est-ce qu’on attribue au tourisme des vertus qu’il n’a pas ?

Le tourisme doit être interrogé au regard des transitions économiques, énergétiques, écologiques nécessaires, car le tourisme n’est pas du tout compatible avec un mode de vie durable. Or, l’activité touristique a longtemps bénéficié d’une forme d’indulgence de la critique sociale, que n’ont pas eu d’autres industries. Le tourisme a en effet été associé à des valeurs positives. Il serait facteur de développement de régions pauvres, facteur de paix, facteur de sauvegarde du patrimoine, facteur de relations interculturelles, de connaissance de l’autre et d’ouverture d’esprit… L’objet de mes livres, c’est bien de montrer que le tourisme entraine une forme de dégradation globale de la planète. Qu’il transforme les relations culturelles en des relations de consommateurs à prestataires, de clients à producteurs, et que la dimension mythologique du voyage (l’aventure, la découverte, la connaissance) a cédé le pas à une forme d’enfermement des touristes entre eux, dans des lieux organisés pour cela où l’Autre culturel est cantonné à un rôle de prestataire, de serviteur, de serveur, bref de subalterne.

Le tourisme est également une source majeure de destruction des environnements humains et non-humains. Que représentent ces coûts environnementaux que beaucoup de décideurs et d’industriels semblent mettre sous le tapis lorsqu’ils se réjouissent de la croissance du secteur touristique ?

Des chercheurs australiens ont montré que l’activité touristique produisait 8 % des émissions de gaz à effet de serre. Ce à quoi on peut ajouter tout ce qui relève de l’artificialisation des lieux. Car un lieu touristique est un lieu organisé, aménagé, mis en forme pour accueillir en nombre croissant des visiteurs et pour satisfaire le plus de touristes possible. Ce qui implique une transformation des territoires qui va à l’encontre des lieux culturels et naturels tels qu’ils existaient sur le mode vernaculaire.

Ces lieux touristiques obéissent souvent à un principe de fermeture. Le stéréotype en est le « tout inclus » mais on peut aussi penser à tout ce qui relève du centre de vacances type Center Park ou autre « tourisme de bulle ». Par ailleurs, de plus en plus de décideurs et d’acteurs touristiques affirment que pour éviter le surtourisme, il faudrait développer des circuits de plus en plus organisés et des territoires de plus en plus aménagés. Les flux touristiques resteraient ainsi cantonnés à ces lieux, ce qui réduirait la nuisance pour les populations locales et les territoires d’accueil. Le monde du tourisme crée des territoires dédiés au tourisme où les touristes n’ont plus du tout la possibilité de rencontrer de manière spontanée l’Autre, dans des lieux culturels et naturels qui ne soient pas dédiés à cette pratique. Tout cela engendre une forme d’altération des cultures et des natures : il faut manager la réalité afin qu’elle puisse accueillir les touristes en nombre important. Or, chaque fois qu’on altère, on détruit.

D’une certaine manière, les lieux touristiques sont des lieux laboratoires de l’anthropocène, c’est-à-dire d’une époque où l’espèce humaine est devenue une force géologique qui agit sur le climat. Ce sont en effet des lieux fabriqués, artificialisés, des espaces de synthèses produits par et pour l’homme, et parfois même en reproduisant artificiellement des espaces naturels, en donnant même l’impression aux gens qu’ils sont dans un rapport plus authentique à une nature qui a été fabriquée de bout en bout. L’anti-tourisme pourrait donc constituer un antidote à la catastrophe en cours.

Comment dépasser l’idée, souvent mise en avant dans les discours politiques et médiatiques, que le tourisme fait vivre des régions entières et permet le développement rapide et efficace de régions pauvres ?

La question du tourisme comme solution économique doit être relativisée. En effet, l’économie touristique est extrêmement fragile car fondée sur la dépendance à des flux extérieurs au territoire. Il suffit donc d’un grain de sable dans la machine pour que cette économie touristique se dérègle. Ainsi, l’insécurité due au terrorisme ou à des dérèglements climatiques peut faire que des lieux qui ont tout misé sur le tourisme se retrouvent désertés du jour au lendemain.

Le tourisme a aussi tendance à rendre invivable la vie des populations locales car il contribue à déséquilibrer l’économie des lieux, à surenchérir le coût de la vie en faisant monter les prix en haute saison et en déséquilibrant le marché de l’immobilier. Dans certaines zones, il devient de plus en plus difficile de louer un logement car il est plus rentable de louer quelques semaines cher à des touristes plutôt qu’à l’année aux locaux. Tous les mouvements de contestation qui émergent dans des villes comme Dubrovnik, Venise ou Barcelone sont les indicateurs d’une vie quotidienne devenue problématique pour leurs habitants.

Cela contribue à faire des lieux touristiques des lieux uniquement dédiés aux touristes, des sortes de zones réservées. La découverte et le rapport à l’autre y deviennent impossibles tout simplement parce que les gens du lieu sont contraints d’aller vivre en périphérie, là où les loyers restent accessibles et la vie possible.

Vous l’avez évoqué, des contestations et mouvements dits « touristophobes » émergent depuis quelque temps. Est-ce que ça augure d’un changement de conception du tourisme, y compris à l’échelle politique ?

Depuis quelques années, le consensus touristique qui faisait du tourisme une activité vertueuse en tout point est en train de se fissurer. Des mouvements de contestation émergent ici et là, portés par des habitants qui en ont marre d’être soumis au mode de vie touristique qui rend leur vie invivable. On voit également des gens se mobiliser contre le fait de prendre l’avion. Si, par exemple, A Manca, une organisation politique corse, élabore actuellement une réflexion critique sur la politique du tout tourisme mise en place sur l’île depuis des décennies, ce n’est pour le moment pas encore très porteur électoralement pour les partis que de remettre en cause le tourisme. La contestation prend donc plutôt la forme de mouvements d’actions directes, de type ZAD, couplés à un activisme juridique porté par des associations environnementalistes, de manière à bloquer des projets d’aménagement sur différents plans.

Les contestations de « grands projets inutiles » concernent souvent de grands projets d’aménagement touristique, à l’image du mouvement contre l’implantation d’un Center Park dans la forêt de Chambaran, en Isère, et à Poligny dans le Jura, projets qui ont pu être remis en cause. On ne peut donc plus « touristifier en rond » car il existe ces mobilisations qui contrecarrent les ambitions de l’industrie touristique. À Grenoble, un « office de l’anti-tourisme » a vu le jour et développe une réflexion contre-touristique. Ce sont autant de signes, certes minoritaires, qui traduisent quand même une prise de conscience en train d’émerger à propos du tourisme et de ses conséquences. Le tourisme ne va plus de soi.

Vous constatez que le tourisme a tué le voyage, que nous consommons le monde plutôt que nous ne le découvrons dans ce que vous nommez une « mondophagie » touristique. Comment en est-on arrivé là ?

Au départ, le tourisme était réservé à une aristocratie qui envoyait sa jeunesse faire un tour, c’est-à-dire voyager, apprendre, découvrir, afin de parfaire une éducation avant de rentrer dans le rang d’une vie sérieuse. Puis, à la révolution industrielle, la bourgeoisie s’est emparée de ce modèle aristocratique et, par un effet d’imitation, a commencé à pratiquer elle aussi le voyage pour le voyage. Ensuite, par un jeu d’imitation progressif du grand par le petit (économiquement parlant), c’est-à-dire des classes possédantes par le reste de la société, toute la population espère entrer dans le rang du voyage pour le plaisir. Ce processus a été favorisé par l’enrichissement des classes moyennes dans la société d’après-guerre.

Pour que le tourisme se développe autant, il aura donc fallu la révolution industrielle, la généralisation du salariat puis les congés payés à partir de 1936, mesure qui a ouvert dans l’existence des individus une plage de temps libre qu’il a fallu occuper. Le tourisme est une forme de loisir qui a permis de remplir ce temps de « vacances ».

Aujourd’hui, le tourisme est devenu une activité marchande banale, même si c’est à relativiser puisque partir pour le plaisir suppose un excédent budgétaire. Il y a donc une inégalité par l’argent dans la pratique touristique. Plus on a d’argent, plus on part en vacances. Ainsi, 80 % des cadres partent en vacances contre 50 % des ouvriers, selon l’Observatoire des inégalités.

Si le tourisme est loin d’être une pratique généralisée, en revanche, le désir de tourisme est largement répandu. Une norme existe, qui énonce que pour avoir des vacances « réussies » il faut partir : être en vacances ne suffit pas, il faut partir en vacances. Aujourd’hui, ce réflexe touristique est partagé par une bonne partie de la population sans forcément voir ce que ça recouvre de dépenses économiques, énergétiques, de mises en forme du territoire, d’usages de technologies qui permettent d’adoucir les déplacements mais qui modifient profondément notre rapport au monde…

Notons qu’avant la révolution industrielle, le déplacement était une épreuve physique et psychologique qui exigeait de l’énergie corporelle et psychique. On s’éloignait des siens pour des durées variables, on ne savait pas ce qui allait arriver, voyager était fatigant. On s’offrait à l’aventure, c’est-à-dire étymologiquement à « ce qu’il advient » (ad venire), ce qui peut être agréable ou désagréable. On partait donc rarement sans avoir réfléchi à ce que l’on faisait.

Pour que le tourisme se généralise et devienne désirable, il a donc fallu un processus de sécurisation des espaces, de technologisation des déplacements grâce au moteur à explosion, à la machine à vapeur, à l’avion, etc. Aujourd’hui, se déplacer ne coûte rien physiquement. En outre, avec les technologies de communication actuelles, le coût psychologique est devenu bien moindre puisqu’on arrive toujours à être en contact avec ses proches où que l’on soit dans le monde. Il y a donc eu banalisation du déplacement qui a rendu le tourisme possible et enviable. Se déplacer ailleurs est devenu accessible à qui le souhaite et à qui en a les moyens.

On entend beaucoup parler de tourisme « alternatif », solidaire, éthique, responsable, durable, d’écotourisme, etc. Un autre tourisme est-il possible ou est-ce un leurre ?

D’une part, statistiquement, ces formes de tourisme ne représentent pas grand-chose et, si elles devenaient pratiquées par un nombre important de gens, elles ne resteraient évidemment pas « durables » bien longtemps. Et d’autre part, ces tourismes « alternatifs » ne viennent pas se substituer à un tourisme de masse mais s’y ajouter. Il s’agit donc d’une segmentation commerciale qui va correspondre aux désirs de la partie de la population qui se rend bien compte que le tourisme de masse contribue à détruire la planète, et donc d’une offre supplémentaire plutôt qu’une alternative à proprement parler.

Dans ce cas, que faire ? Qu’est-ce que faire de l’anti-tourisme ?

On peut déjà se poser la question suivante : pourquoi a-t-on autant besoin de partir, que va-t-on chercher ailleurs ? Nos conditions de vie ici semblent devenues si insupportables qu’une part de la population a le sentiment d’un manque si elle ne part pas. Mais d’où vient ce manque ?

Il s’agit donc d’amorcer une réflexion sur l’ici. Cela fait intervenir la dimension proprement politique de l’activité touristique : de quoi le tourisme est-il le symptôme ? C’est une question cruciale qui doit nous amener à considérer que la vraie vie n’est pas ailleurs mais ici : c’est sur notre mode de vie actuel qu’il nous faut réfléchir. Et sur la manière de transformer notre quotidien ici et maintenant. Notamment notre rapport à la production puisque interroger le tourisme, c’est aussi interroger notre rapport au travail. Ce loisir constitue en somme l’envers du travail, en tant qu’il joue comme compensation. On travaille toute l’année et on a quelques semaines de vacances par an où l’on devra partir pour tenir le coup le reste de l’année. On part, d’une certaine façon, pour oublier le monde dans des lieux touristiques. Car aujourd’hui, le tourisme n’est plus la découverte du monde mais l’oubli du monde. Est-ce que ce travail est devenu un souci aussi insupportable qu’on a autant envie de l’oublier quelques jours par an ? Est-ce qu’il ne faudrait pas essayer de sortir de cette dialectique du travail et du loisir, du travail comme contrainte sociale forte et du loisir comme compensation nécessaire pour tenir le reste de l’année ? Quand on remet en cause le tourisme, c’est bien tout un mode de vie qu’on interroge

Ensuite, dans un mode de vie qui tiendrait compte des contraintes écologiques de la planète, le tourisme n’a sans doute plus lieu d’être. On touche alors à quelque chose qui fait mal parce que d’une certaine manière avec le tourisme, on se fait du bien. Ça signifie donc qu’il va falloir apprendre à se faire du bien ici.

À un niveau politique, ce serait d’abord réfléchir à un moratoire sur les projets d’aménagement touristique, mais aussi pratiquer un désaménagement du monde car plus on aménage le monde plus les gens partent. Évidemment, cela va à l’encontre de tous les énormes investissements actuels en matière de politique du tourisme. À cet égard, les montagnes, qui sont aux premières loges des dérèglements climatiques et à l’avant-plan des bouleversements à venir (réduction de l’enneigement, recul des glaciers, sécheresse…), voient les projets touristiques se multiplier : on fait le contraire de ce qu’il faudrait faire !

L’anti-tourisme est donc une dimension de l’anticapitalisme. C’est une réflexion globale sur notre mode de vie qui suppose une relocalisation importante des pratiques. Cette relocalisation ne signifie pas fermeture à l’autre. Il faudrait au contraire apprendre à vivre en bonne intelligence avec la diversité ici plutôt que de toujours aller voir ailleurs.

Publié dans Interviews

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