Le loisir dans le système technicien - Extraits du livre Le système technicien

Publié le par Jacques Ellul

Le loisir dans le système technicien - Extraits du livre Le système technicien

Dans ce chapitre, l’auteur Jacques Ellul présente sa thèse de l’automatisme du progrès technique : selon lui, l’automatisme est « l’application de Techniques selon des choix provoqués par des Techniques précédentes et qui ne peuvent être que très difficilement dérivés et détournés. » Certes l’homme produit l’accroissement de la technique par son consentement et sa participation, mais le milieu technicien dans lequel il est inscrit le forme, le conditionne, le détermine, l’adapte dans ce sens. En effet, « la croissance technique lui a fabriqué une idéologie, une morale, une mystique qui déterminent rigoureusement et exclusivement ses choix dans le sens de cette croissance. Tout vaut mieux que de ne pas utiliser ce qui est possible techniquement. » La force de ce système technicien sur l’homme est telle aujourd’hui que la décision de l’homme, ses choix, ses espoirs et ses craintes semblent n’avoir presque aucune influence sur ce développement. (lire dans le détail p.239 à 261)

Dans le jeu de l’adaptation de l’homme, de la politique, de la société à la Technique, nous avons dit que le système technicien produisait lui-même ses propres facilitations et compensations. Le loisir est une de celles-ci. L’automatisme serait une loi très dure s’il n’y avait des équilibres compensateurs. Il est inutile de reprendre toutes les études sur le loisir, mais il est essentiel de souligner la fonction du loisir : or, sans que ce soit jamais dit, il transparaît dans toutes les études que le loisir est avant tout un phénomène compensatoire de la progression automatique : l’homme privé du pouvoir de décision dans ce domaine a besoin d’une récupération totale en contrepartie. Le temps vide, dont on s’inquiète si fort en se demandant quel est le sens du loisir, comment il pourrait être utilisé, etc., est avant tout un temps vide d’automatisme. Bien entendu l’homme ne sait pas s’en servir. Il n’est nullement conscient de ce que l’automatisme technique lui est si douloureux qu’il lui faut lui échapper, car ce n’est pas seulement la mécanisation du travail qui est en jeu, c’est plus en profondeur l’insertion de l’homme dans un système qui fonctionne hors de lui, et cependant c’est bien cela qu’il cherche à pallier. […] Il faut […] poser le loisir comme phénomène compensatoire de la soumission obligée à l’automatisme du progrès technique : là il prend son véritable aspect, en même temps qu’il révèle son impossibilité en tant que vécu profond. Le loisir est l’institution d’une vacuité qui autoriserait les choix – l’erreur que l’on commet généralement est de confondre le loisir avec le jeu, la fête, la palabre, la farniente, le repos des sociétés traditionnelles : on est alors d’une part obligé de constater qu’il n’a en rien la même valeur, et d’autre part qu’il est impossible de « garnir » ce temps vide avec des activités de cet ordre : celles-ci étant exactement liées à des activités non techniques traditionnelles : elles ne peuvent pas être reproduites dans notre nouveau milieu. En revanche l’automatisme technique excluant la vraie possibilité de choix rend la vie intolérable et étouffante pour l’homme qui ne peut pas s’accepter comme n’ayant plus de pouvoir directeur : le loisir est la fonction respiratoire du système. Il est l’ouverture par quoi on aspire, l’échappatoire qui donne l’illusion de la liberté. D’où, d’un côté la rage, spontanée, irréfléchie, pour le loisir (les congés, le départ en week-end, la TV, etc.) d’un autre côté la double maturation réfléchie, systématique, des organisateurs et vendeurs de loisirs et des intellectuels cherchant à y fonder la justification du système.

[…]

Bien entendu, il est exact que dans notre société l’homme a à sa disposition plus de moyens de distraction, et profite peut-être de loisirs plus nombreux (ceci étant fort discutable). Mais il faut aussitôt corriger : cette image qu’il reçoit est d’abord inverse de la situation réelle, car ce monde est celui où l’homme travaille plus qu’il n’a jamais travaillé. Cette image espérance du loisir est destinée à faire supporter l’excès et l’ennui du travail. Plus le travail est pesant, plus l’image diffusée du loisir devient glorieuse et triomphale. Le travail on n’en parle pas, c’est la grisaille quotidienne. Le loisir est le « sens » de la vie, c’est la grâce « donnée », mais il n’y a pas d’opposition : en réalité l’image du loisir est adaptatrice à la nécessité technique. […]

Faudrait-il croire que la société de loisir ou de culture serait non technicienne ? Loin de là. Il est évident que l’on ne nous montre l’accession au loisir ou à la culture que liée au développement des techniques qui se substitueront à l’activité de l’homme et rendront sa peine superflue. Mais dans le loisir même ? Ce loisir ne consiste jamais qu’en l’utilisation de choses techniques, moyens de transport, jeux, etc. Et très vite dans la mesure où il devient « de masse » (comment en serait-il autrement ?) il faudra organiser ce loisir : il est inimaginable qu’on laisse en toute indépendance chacun faire n’importe quoi lui passant par la tête. Mais l’organisation des loisirs est essentiellement besogne technique, exigeant même un haut degré de technicité pour obtenir des résultats très satisfaisants : c’est-à-dire donnant une pleine impression de loisir et une disparition évidente de l’impératif technique. Car le sommet du développement technique, c’est la disparition de l’appareil, laid, encombrant, rappelant trop la matérialité. Dans les appartements modernes, il n’y a plus d’appareil de chauffage. Les fils électriques ont disparu. Tout le mécanique s’efface pour vous faire vivre dans un univers merveilleusement non pénible, où chaque geste donne satisfaction sans que l’intermédiaire technique se révèle, soit perceptible. Ainsi le système technicien englobe l’individu sans qu’il puisse s’en rendre compte. Il en reçoit seulement d’immenses satisfactions. Mais c’est aussi l’une des spécificités de cet univers de diffuser des images inverses de sa réalité : le maximum de complexité technique produit l’image d’un maximum de simplicité. La mobilisation intense de l’homme pour le travail produit en lui la conviction de la société de loisir. La démultiplication des moyens conduit à une apparence d’immédiateté. L’universalité du milieu technique produit l’image d’une Nature.

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