Abramboé
Ce texte est tiré du n°15 de la revue Encyclopédie des nuisances – Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences & les métiers publié en avril 1992.
Anticipant sur la disparition prochaine du genre de voyage qui lui semblait digne d’être entrepris, Herman Melville notait, avec cette qualité d’humour qui lui est propre, que seuls les lieux qui ne sont pas inscrit sur les cartes sont réels ; et cela sonne à présent comme une prophétie, du moins auprès des gens qui refusent de trouver leur chemin dans un monde fléché et quadrillé de part en part. Abramboé, anciennement « Cité et pays de la Côte d’Or », a disparu des cartes de l’Afrique depuis longtemps, remplacé par une autre toponyme, et c’est justement l’intitulé que nous avons choisi pour traiter du tourisme de masse, des mœurs, qu’il a instaurées, et de sa part de responsabilité manifeste dans le processus auquel nous assistons aujourd’hui, qui voit le monde s’unifier en un seul corps d’empire, parlant une langue unique.
Le voyage, tel qu’a pu l’expérimenter une grande variété d’aventuriers de toutes provenances, demeura longtemps le modèle de l’errance de la vie, temps ouvert au hasard, conscience que l’homme « dans cette vie, quand les choses ne sont pas en harmonie avec ses désires – Ne peut que se jeter dans une barque… et s’abandonner au caprice des flots ». L’Antiquité ne songeait vraisemblablement pas à cette dimension, quand elle notait l’existence de trois sortes d’hommes, « les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer ». Elle cernait cependant assez bien en quoi la perdition ne peut être jugée qu’en ses propres termes, par les siens. Il devait n’en rester, par définition, que très peu de témoignages.
En revanche, les voyages plus sûrs, les séjours lointains et les expéditions organisées à l’initiative des classes possédantes selon les nécessités de leur expansion outre-mer, ont alimenté le fonds commun des observations et enquêtes prolixes sur la diversité des populations terrestres, leurs usages, la contingence de leurs organisation sociales, de leurs gouvernements. Une foule de gens, bien entendu, ont continuellement parcouru le monde en tout sens, qui n’appartenaient vraiment à aucune de ces deux catégories de voyageurs, ou qui passaient de l’une à l’autre ; une part importante de livres de qualité (mémoires, récits d’odyssées, romans) est liée à cette origine. Enfin quelques auteurs, dont la passion dominante était plutôt de faire bouger leur temps, on dû, à l’inverse, fuir et s’exiler après avoir publié leurs écrits. Le fait de ne pas avoir de domicile fixe, de se déplacer d’un pays à l’autre ou de changer sans cesse de ville, ayant d’ailleurs été reconnu par les révolutionnaires de partout comme un sort normal dont il aurait été jugé assez malvenu de se plaindre. Le cours des exils traçait, par vagues, la carte des conflits fluctuants d’une époque. Mais ce qui était vrai pour Hérodote, Montaigne, Arthur Young ou le marquis de Custine, c’est-à-dire pour des gens dont les motivations seraient à chercher plutôt du côté de la primauté de l’étonnement et de l’observation, de la variété des expériences possibles, l’était encore pour Giordano Bruno, Buonarroti, Bakounine, dont la vie menacée avait suivi la pente de passions non disciplinées, puisqu’ils en ont de semblables à infliger et qu’ils comptent sur la même indulgence. Jamais des hommes si intégralement privés de ressources n’auront accumulé aussi objectivement autant d’archives sur le néant.
On nous dira certainement que le touriste, à titre individuel et exceptionnellement, se révèle parfois moins aberrant que le délire collectif d’adaptation mimétique dans lequel il est pris, et nous le concéderons volontiers. Le point essentiel reste qu’il ne parvient nullement à le manifester. Non seulement la plupart se disent satisfait, mais ils ont aussi la ferme conviction qu’il n’y a jamais rien eu de mieux, et qu’ils se trouvent à un moment privilégié de l’histoire humaine. Ils sont les commensaux du mode de production qui a fait table rase.
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article tiré du n°15 de la revue Encyclopédie des nuisances