Rouler avec son temps

Publié le par Cassandre pour l'Office de l'antitourisme de Grenoble

Rouler avec son temps

Ce texte a été distribué à l'occasion du festival Vél'osons de 2021 à Chambéry où nous tenions un stand.

Amoureux du vélo depuis toujours, les seuls griefs que j'ai eus contre la machine étaient lorsque mon père nous forçait à apprendre à rouler avec ma sœur dans le jardin. C'est surtout à l'adolescence que j'ai découvert les joies du VTT avec un ami où nous nous languissions que l'office du tourisme local publie la plaquette avec de nouveaux itinéraires. Car mordus des chemins que nous étions, on se trouvait souvent las de faire sans cesse les mêmes boucles. Un été, le centre social rural proposait une itinérance cycliste sur plusieurs jours. Nous étions suivis par une voiture qui portait nos affaires. C'était ma première expérience de voyage à bicyclette. Nous en avions plein les yeux, nous étions entre copains et découvrions la campagne qu'on ignorait à seulement quelques dizaines de kilomètres de chez nous. A 16 ans, mes parents m'offraient mon premier vélo de route et, avec ma carte toujours dans la poche, je parcourais l'Isère à toute berzingue, ambitionnant de tout découvrir. Agrandissant mes sorties et m'éloignant progressivement du cercle environnant, je rêvais d'aller explorer la colline d'après, puis la montagne, etc. Mais qu'y a-t-il derrière ? J'ai donc logiquement rêvé de traverser les Alpes, ce que je fis quelques années plus tard. De la grande itinérance sur plusieurs mois aux petites dérives sans carte à l'arrache j'ai pratiqué le voyage à vélo pour toutes les raisons qu'un cycliste connait : sensation de glisse, effort, découvertes paysagères et humaines, rencontres fortuites, autonomie du parcours, moyen peu coûteux de déplacement. Comme un certain nombre, je fuyais les destinations touristiques et les relations marchandes, cherchant plutôt l'échange de services, la gratuité. Malgré ma démarche, dans les zones où le tourisme s'était développé (même en pleine campagne), les habitants me renvoyaient vers des activités touristiques ou des prestations marchandes. Plus le tourisme avait d'emprise sur un territoire, plus il était difficile de pratiquer le voyage. On voyait d'abord en moi un client de l'activité dont dépendait le territoire et non un individu singulier avec qui partager un moment, un bout de plat ou de lit. J'ai vu par ailleurs l'intégration du tourisme à vélo dans le tourisme de masse lorsque je prenais un ferry et qu'il fallait dorénavant payer pour transporter la bicyclette, ou lorsque les politiques publiques commençaient à développer des itinéraires cyclables d'importance, je pense ici aux Eurovélo (réseau européen de 17 itinéraires  totalisant 91.500 km) ou ViaRhôna (itinéraires cyclables qui courent le long du Rhône entre le lac Léman et la Méditerranée le long desquels 65.000 nuitées liées au cyclotourisme ont été enregistrées en 2017, selon une étude du cabinet de conseil Inddigo.) Je comprenais que ma pratique alternative n'avait pas d'impact sur le développement du tourisme que je critiquais. Je constatais, sous mes yeux que la pratique même alternative était intégré par les politiques et devenait un marché à part entière. L'économie se développe sans considérer les différences éthiques animant les voyageurs, pensés et gérés comme des touristes. Moi qui voulais échapper à l'organisation par une approche marginale, je me retrouvais traité par le pouvoir comme un flux, un capital en puissance. Ces entraves au voyage s'étoffent, l'esprit touristique et mercantile grandit, c'est pourquoi, en mai 2016, lors de la deuxième étape d'un voyage à vélo, je me rends à la ZAD (zone à défendre) de Roybon, où des personnes s'opposent à un projet touristique de Center Parcs. Je voulais connaître la critique que portait la contestation pour alimenter la mienne. Plus tard, je rejoignais le comité de rédaction de De tout bois, la revue  de lutte contre le Center Parcs de Roybon, puis fondais avec d'autres le collectif de l'Office de l'antitourisme de Grenoble. Si je me suis inscris dans cette démarche collective, c'est pour lutter contre l'organisation touristique, contre le tourisme et non contre telle ou telle pratique de tourisme. Trop souvent, j'ai constaté un mépris intellectuel de personnes qui dénigrent les autres touristes  en se démarquant comme « voyageurs ». Cette pirouette permet de se placer du côté  d'une certaine respectabilité douteuse. Pourtant, ces auto-désignés « voyageurs »,  ne partagent-ils pas souvent le même imaginaire touristique, la même quête d'exotisme et d'hédonisme, le même besoin de reconnaissance à travers les loisirs, une vision de la liberté très individualisée, centrée sur son parcours personnel, la même recherche de distinction, la quête minutieuse d'un matériel spécialisé avec ses marques de référence, un esprit comptable et centré sur la performance (les pays à « bas coûts », les kilomètres, le nombre de pays etc..) ,  des destinations (l'Asie, l'Amérique du sud), son réseau (Warmshoer), ses vedettes ?  En effet, le voyage à vélo a aujourd'hui ses stars, ses festivals, ses documentaires, ses récits. Bernard Charbonneau écrivait à propos des aventuriers « Ils ouvrent la voie à leurs risques et périls, en solitaires ; mais comme toute personne est un acteur en puissance, il faut qu'ils l'annoncent à un public avide de dépaysement. Ils écrivent un livre ou font des conférences pour convier l'univers à partager leur solitude : rien de tel qu'un navigateur solitaire pour rassembler les masses. [...] Quand on aime [un paysage] vierge, pourquoi par charité ne pas [le] faire connaître à tout le monde. En payant bien entendu, car il faut bien vivre. Quand on a la passion de la nature, pourquoi ne pas en faire profession, quand d'autres font profession de l'Art ? Mais la société ne paye pas ses serviteurs pour rien. ». Elle ne paye pas ses serviteurs pour rien, car il y a de l'argent à se faire grâce à cet imaginaire que leur transmettent les écrivains, conférenciers et documentaristes de voyages. Il y a des assurances à vendre, des avions qui attendent le décollage, des trains, des bus, des équipements, des tours opérateurs de cyclotourisme, des chaines YouTube, des livres qui doivent se vendre, etc.

 

De plus, le Voyage est devenu une idole intouchable. Qui pourrait critiquer le voyage aujourd'hui sans recevoir des foudres de toutes parts ? Sans nier l'intérêt et les apports d'un voyage, on peut tout de même questionner leur nature contemporaine. Les motifs de voyages sont souvent centrés sur l'individu et non sur une quête d'émancipation collective comme certains ont essayé en tentant de rejoindre des mouvements révolutionnaires pour changer la vie avec les gens et partager plus qu'un « j'irai dormir chez vous »1.  Partager plus que des questionnements insignifiants qui accaparent parfois nos voyages comme trouver son rythme, payer moins cher, quel pays choisir, publier ses photos, mettre en scène son périple, avoir une connexion internet, acheter le meilleur équipement, se créer des obstacles pour devoir les franchir, etc. La monopolisation de nos consciences par cet esprit voyageur pensé comme naturellement positif me paraît dommageable. 

 

 Roulez, on s'occupe du reste

 

Force est de constater que le vélo s'inscrit aujourd'hui pleinement dans l'esprit du temps, il est intégré dans l'organisation sociale productiviste capitaliste et gestionnaire. Outil de déplacement plus rapide que la voiture dans l'urbain dense, il permet de réduire les temps de trajets quotidiens, des vélos à assistance électriques sont mis à la disposition pour que les personnes sans permis se rendent au travail. En effet, le développement du vélo dans certaines métropoles est aussi un enjeu stratégique d'efficience et de marketing territorial dans le but de se positionner comme une ville écolo. Des pistes cyclables et des marques émergent (Vélib, Metrovélo, Vélov). La focale institutionnelle est de promouvoir des modes de déplacements « doux », sans pour autant remettre en cause les raisons de nos trajets (travail, consommation, loisirs), qui sont parfois bien plus polluants et néfastes qu'un déplacement carboné (beaucoup de nos contemporains sont, eux aussi, obnubilés par la réduction des émissions de CO2  par des procédés techniques dans un esprit cogestionnaire). Ces politiques de promotion vélocipédiques s'accompagnent en même temps d'un développement croissant et continu des infrastructures routières (extension de la rocade A480 à Grenoble), ferroviaires et aéroportuaires, bien que certains projets aient été annulés. De plus, les pistes cyclables sont pensées communément comme protégeant les vélos, mais elles sont surtout là pour protéger et perpétuer l'usage de la voiture en laissant le champ libre aux autos !  Le vélotourisme est même devenu un motif au bétonnage et à l'aménagement de routes spécifiques puisqu'un cyclotouriste rapporte durant son périple plus que les autres touristes. L’économie autour des itinéraires cyclables est très lucrative. Les touristes à vélo dépensent davantage que les autres visiteurs et restent plus longtemps au même endroit2. Ainsi, chaque voyageur qui découvre la Loire à vélo (presque un million de visiteurs par an) consomme en moyenne pour 80 euros par jour. C’est à dire bien plus que les autres touristes.  « Chaque kilomètre aménagé rapporterait ainsi entre 17.000 euros (en Bretagne) et 30.200 euros par an (le long de la Loire) au territoire »3. Les professionnels appuyés par l'Etat développent le long des itinéraires des commerces, de la location de vélos, des hôtels qui s’adaptent à cette nouvelle clientèle. « Le tourisme à vélo est une forme de tourisme à fortes retombées économiques avec 5,1 milliards d’euros par an, soit une augmentation de 46 % en dix ans. […] L’offre de tourisme à vélo s’est également considérablement structurée depuis les dix dernières années. Le nombre de prestataires touristiques marqués Accueil Vélo® a doublé entre 2015 et 2019 pour atteindre 4.000 prestataires. » 4 Julie Rieg nous annnonce même dans son article « Tourisme à vélo : des bons points au compteur » que « d’ici 2030, ce sont 7.894 kilomètres qui doivent encore être ouverts sur les 58 itinéraires inscrits au Schéma national des véloroutes. ». A constater l'ampleur du phénomène et l'intérêt qu'y porte le monde économico-institutionnel, on peut dire que la petite reine a été soumise aux intérêts du prince. Sur les itinéraires, équipements et services apparaissent (points d’eau, toilettes, tables de pique nique, bornes wifi, points de recharge pour les vélos à assistance électrique, poubelles, pompes, services de lavage et d’entretien du vélo, aires de jeux. Présentes comme sur les autoroutes, des aires de repos normalisées et leurs activités associées sont envisagées pour soulager les cyclistes tout le long de leur parcours. Une étude s'intéressant à promouvoir et développer le vélo espère même qu'un cyclotouriste puisse retrouver une aire de services tous les 20 à 30 km5 ...

Sans oppositions, ces politiques ne feront que s'étendre, donnant une place importante au vélo. L'autoroute des loisirs sera alors également cyclable avec tout ce qu'une autoroute porte comme aliénations. 

 

 

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1 On peut penser ici à ceux qui ont rejoint l'Espagne en 1936-37, aux espagnols qui ont soutenu les révolutions en Amérique latine, ou, plus tôt, aux anarchistes qui parcouraient l'Europe pour attiser et propager les idées anarchistes comme la figure emblématique d'Emma Goldman.

2 Julie Rieg, « Tourisme à vélo : des bons points au compteur », 24 novembre 2020.

3 « Le tourisme à bicyclette engendre une activité florissante », publié dans le journal Le Monde du 06 juillet 2018.

4 Vélo & Territoires,« Que retenir de l’étude sur l’impact économique et le potentiel des usages du vélo en France ? », 26 mai 2020.

5 Les Dossiers de la DGE - Impact économique et potentiel de développement des usages du vélo en France, mai 2020.

Vous pouvez retrouver ci-dessus le texte en pdf pour l'imprimer

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W
Merci pour ce beau récit à vélo et cet article bien documenté sur la nouvelle star du tourisme durable.
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