Vive le cyclotourisme
Ce texte a été distribué à l'occasion du festival Vél'osons de 2021 à Chambéry où nous tenions un stand.
Je suis fan de voyages à vélo. J’ai fréquenté pendant des années les cafés de l’aventure du Zango Bar à Paris, qui accueillent des « aventuriers » des temps modernes venant raconter leurs périples. Je suis aussi accro aux comptes Instagram/blogs de jeunes occidentaux qui racontent leurs itinéraires à vélo.
A force d’entendre les récits de voyages des autres, je suis partie à mon tour. D’abord à Paris où j’habitais. Je partais chaque week-end de chez moi, pour aller camper quelque part à portée de pédale (dans les forêts de Rambouillet, Fontainebleau, Saint-Germain en Laye, Chantilly, le long de la Marne, du canal de l’Ourcq, de la Seine…), puis de plus en plus loin : jusqu’en Normandie, en Bretagne, dans le Perche.
Ces escapades permettent de découvrir des espaces auxquels on ne se serait pas intéressés si on n’y était pas passé à vélo. En allant de Paris à Saint-Malo, on passe par Massy Palaiseau ou par la banlieue de Chartres, lieux qu’on n’aurait probablement jamais visités si notre itinéraire n’était pas passé par là. Il y a un côté magique à pouvoir partir de chez soi, par ses propres moyens. C’est un peu l’aventure à portée de pédales. On a pédalé 3 heures, on bivouaque dans un endroit qu’on ne connaissait pas et on a l’impression d’être parti à l’aventure à l’autre bout du monde. Le vélo rend l’aventure (ou l’impression d’aventure) accessible à tous.
Et puis, il ne faut pas oublier que beaucoup d’entre nous sont contraints, par leur travail, à rester assis 8 heures par jour, devant un ordinateur, dans un bureau. Ce type de vacances nous permet de fournir un effort physique, et d’être en extérieur, deux choses qui nous manquent cruellement au quotidien.
Comme l’écrit Gunther Anders, nous sommes des êtres besogneux, nous avons soif d’efforts. Et puisqu’on nous dépossède de la nécessité de faire des efforts pour satisfaire nos besoins (même le plus pauvre peut acheter ses haricots en boite, prêts à être consommés : l’effort n’est plus nécessaire pour nous procurer ce dont nous avons besoin), nous recréons artificiellement des résistances qu’on pourra vaincre par l’effort. Le cyclotourisme satisfait ce besoin d’effort pour apprécier la destination.
Mais surtout, un voyage à vélo pourra être raconté avec fierté, même si sur le coup, il ne nous a apporté aucun plaisir : on s’impose de pédaler 50/100 km/jour, peu importe qu’il pleuve ou qu’il vente, peu importe aussi les problèmes techniques, ou les curiosités potentielles sur le chemin. On veut finir l’étape coûte que coûte pour pouvoir dire qu’« on l’a fait ». Ce choix de vacances est rarement dicté par le plaisir qu’on peut y prendre, mais par une volonté de se mettre en scène et de pouvoir répondre avec brio à la question : « Et toi ? Qu’est-ce que tu as fait cet été ? ».
Car le voyageur à vélo bénéficie d’une image valorisée socialement. On le pense autonome (à l’opposé du touriste de masse), vertueux, respectueux de l’environnement (à l’opposé du connard qui part à l’autre bout du monde en avion), adepte de la décroissance et du « slow-tourism » (il prend son temps, c’est un voyageur, pas un touriste), responsable (il prend soin de son corps et de sa santé, c’est un ascète).
Pourtant, il n’est pas aussi libre qu’il le pense. Tout d’abord, s’il a choisi cette pratique, comme moi, c’est grâce à tout le travail de publicité qui a été réalisé à son insu pour populariser et légitimer cette forme de voyage, la faire entrer dans l’imaginaire collectif comme quelque chose de désirable. Les récits de voyage, blogs, comptes Instagram, festivals de cyclotourisme, et autres « cafés de l’aventure », modèlent nos représentations et nos désirs, ce qu’on considère comme prestigieux, vertueux, ou à l’inverse ce qu’on dénigre et méprise.
S’il n’est pas libre dans son imaginaire, le cyclotouriste n’est pas non plus libre dans son itinéraire. Alors qu’on pourrait penser que ce choix de vacances permet de vadrouiller à sa guise dans la nature, on est en fait très dépendant des infrastructures (chemin de VTT, voies vertes, véloroutes, ou routes), et si on veut que le voyage reste agréable, du fait de l’omniprésence de la voiture, on est cantonné sur certaines routes ou portions de routes (pas trop fréquentées par les voitures, pourvues d’aménagements cyclables).
Comme les autres formes de tourisme, le cyclotourisme est de plus en plus normé, avec ses itinéraires balisés, dont on sort difficilement, ses pauses et visites imposées sur le parcours, et ses guides de voyages. Des vacances ainsi normées n’ont donc rien de personnel, elles se ressemblent toutes. On visite tous les mêmes lieux, on suit les mêmes autoroutes pour vélo, à un rythme relativement normé, on s’arrête, on mange et on dort tous au même endroit.
En tant que cyclotouriste, on est donc souvent pris entre deux envies ambivalentes : à la fois, on veut être le seul ou un des seuls à avoir cette pratique, pour se distinguer, ne pas souffrir de la présence des autres touristes, faire un voyage singulier, dicté par nos envies, et notre curiosité, et dans le même temps, on veut que des infrastructures et des parcours facilitent (et sécurisent) notre pratique (pistes cyclables, hébergements, restaurants…), infrastructures qui ne sont mises en place que lorsque cette pratique intéresse suffisamment de touristes.
A la dépendance aux infrastructures s’ajoute la dépendance au matériel : lorsqu’on voyage à vélo, on est souvent encombré par notre monture et par ses accessoires additionnels, qu’on doit emmener partout avec nous, porter dans des escaliers, démonter et emballer pour l’emmener en train, surveiller quand on mange ou quand on dort… Voyager à vélo, c’est ne pas pouvoir faire abstraction du matériel.
D’autant que celui-ci est souvent relativement couteux. Alors que le vélo est vu comme une pratique populaire, limite décroissante, le cyclotouriste part rarement à l’aventure avec un vélo à 50€, mais plutôt avec un vélo de voyage (coutant au minimum 500€, mais ça peut aller jusqu’à plusieurs milliers d’euros), équipé de plusieurs plateaux, de plusieurs vitesses, d’un dérailleur, d’un porte bagage résistant, d’un système d’éclairage, d’une selle, toutes choses produites de manière industrielle, avec des durées de vie limitée, et difficilement réparables (dérailleurs avec des parties en plastique, gaines de freins ou de vitesse également en plastique, câbles de freins à durée limitée…). Et on s’arrête rarement à l’achat d’un vélo : sacoches étanches, casque, K-way et pantalon de pluie, cuissard, gourde, tente ultralégère, matelas, sac de couchage, réchaud, smartphone pour le GPS et les photos, voir carriole pour les enfants… Comme les autres pratiques touristiques, le cyclotourisme fait donc consommer et participe aux mêmes logiques de marché (obsolescence programmée, modes qui incitent à toujours se procurer le dernier accessoire conseillé…). Une fois qu’on a acheté tout ce matériel, difficile de le laisser sans surveillance ou de l’abandonner pour vadrouiller à notre guise. L’encombrement matériel éloigne encore un peu de la possibilité d’une vraie découverte d’un territoire, où on pourrait se laisser guider par nos envies et notre curiosité, plutôt que par des itinéraires balisés.
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