Toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus gore - Nunatak n° 7

Publié le par Nil Syan Galvos et Emma Goldy - Nunatak

Toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus gore - Nunatak n° 7

Nous vous proposons la lecture du numéro 7 de la revue d'histoires, cultures et luttes des montagnes Nunatak, parue en octobre 2021. Nous vous conseillons notamment le texte que nous reproduisons partiellement ci-dessous et qui revient sur "l’ascension de l’Everest par la milliardaire chinoise Wang Jing pour nous montrer à quel point la pratique de l’alpinisme peut être abjecte et même – n’ayons pas peur des mots – gore ! Il ne s’agit pourtant pas de se focaliser sur un des exemples les plus tragiques de mépris et de violence vis-à-vis des travailleurs d’altitude, mais bien de comprendre ce qui permet d’en arriver là".

Alpinisme, dépassement de soi et écrasement des autres

Aaaaah l’alpinisme ! Le dépassement de soi, l’engagement, l’intimité avec la roche, avec Dame Nature dans ce qu’elle a de plus abrupt, sauvage, impitoyable. Dans le style camaraderie virile de cordée ou échappée solitaire prompte au premier mysticisme venu, les récits exaltés ne manquent pas, et pour le dire franchement, nous ennuient quelque peu. Dans tous les cas, nos héros en crampons, s’ils ne dégotent pas sur les cimes les salaires de leurs homologues au ballon rond, reviendront chargés de cet
impalpable supplément d’âme qui pourra à l’envie s’étaler sur papier glacé entre deux réclames pour lampe frontale.

Encore faut-il se démarquer, quand les « pionniers » ont déjà épuisé le stock des sommets immaculés, et que la relative démocratisation de l’équipement et du transport aérien permettent au presque-premier-venu de s’élever au-dessus de la mêlée de ses contemporains.

Quelque ascensionniste audacieux aura alors inventé, fiché devant son planisphère, un moyen de tromper l’ennui qui guettait tout ce petit milieu. Ainsi Richard Bass, homme d’affaires américain, fut le premier à réaliser en 1985 le défi qu’il avait lancé, en atteignant le sommet le plus élevé de chacun des sept continents. Le Seven Summits Challenge est né.

Mais c’était sans compter sur l’esprit chipoteur de Reinhold Messner, alpiniste professionnel celui-là, qui conteste : le plus haut sommet d’Océanie ne serait pas le Mont Koscziuszko en Australie (2 229 m), trop fastoche, mais le Puncak Jaya en Papouasie (4 884 m). Il y aura donc une liste Bass et une liste Messner. Nous vous épargnerons la controverse concernant le toit de l’Europe (est-ce le mont Blanc ou le mont Elbrouz ?), car ce Seven Summits Challenge est presque périmé depuis l’irruption en 1998 du britannique David Hempleman-Adam.

Cet amoureux de la nature sauvage et administrateur de multinationales spécialisées dans l’industrie chimique et les composés électroniques, explorateur polaire à ses heures perdues, mit en place l’Explorers Grand Slam, qui consiste à faire la même chose, mais en passant également par les pôles Nord et Sud. Débat encore, évidemment, sur le point de départ de ces expéditions : si je me fais déposer en hélicoptère au 89° parallèle et que je skie jusqu’au pôle (90° parallèle) ça compte ? Oui, mais on dira dans ce cas Explorers Grand Slam (Last Degree). On considérera par ailleurs qu’un True Explorers Grand Slam implique en sus l’ascension des quatorze sommets de plus de 8 000 mètres...

Mais comment trouver encore le moyen de se distinguer de ses pairs, une fois tous ces challenges accomplis ? Arrive alors l’époque des courses contre la montre et des temps records, ce qui nous amène au cas de Wang Jing, que nous avions déjà évoqué dans l’article « Le tourisme, et la mort » du précédent numéro de Nunatak. Cette entrepreneuse chinoise, richissime dirigeante de la marque d’équipement
outdoor Toread, s’était juré de réaliser l’Explorers Grand Slam le plus expéditif de tous les temps et devait, pour cela, battre le précédent record de six mois et onze jours. Elle commence son périple le 15 janvier 2014 par le pôle Sud, et nous la retrouvons trois mois plus tard dans l’Himalaya, alors qu’il ne lui manque plus que l’Everest et le Denali (plus haut sommet nord-américain, en Alaska) pour arriver à ses fins.

Mais rappelons brièvement le contexte : la saison d’ascension est sur le point de commencer quand, le 18 avril, une avalanche emporte la vie de seize sherpas. Leurs collègues meurtris décident d’annuler la saison si leur liste de revendications concernant la sécurité, la rémunération et les assurances en cas d’accident n’aboutit pas. Autrement dit : ils font grève. Quelques jours plus tard, toutes les expéditions sont annulées. Ce jour-là, Wang Jing revient d’une course d’acclimatation sur le Lobuche, un sommet satellite de l’Everest, quand elle apprend la nouvelle. La possibilité de réaliser son exploit se voit alors fortement contrariée.

Mais l’entrée en scène de l’ambitieux Phurba Gyaltsen Sherpa, dirigeant de l’agence Himalayan Sherpa Adventure, va renverser la balance et redonner espoir à notre milliardaire pressée. Les revendications et le deuil des sherpas ont beau avoir rendu le camp de base désert dix jours après l’avalanche, il se pourrait que pour notre organisateur d’expéditions, cette situation inattendue se mue en aubaine inespérée. Installé de longue date à Katmandou, il dispose de réseaux à la fois dans les milieux de pouvoir et chez les travailleurs de sa région d’origine. Il réussira l’exploit d’organiser en l’espace de trois jours une expédition comprenant cinq sherpas, deux cuisiniers, vingt-huit allers-retours en hélicoptère jusqu’au camp II – situé à 6 474 mètres d’altitude – pour acheminer personnel, nourriture et matériel, le tout avec l’autorisation du ministère du Tourisme, à qui il s’est « adressé directement » : « Les autorités lui ont “demandé d’emmener dix clients, puis seulement un ou deux autres en plus de Wang Jing” pour enrayer la rumeur de “fermeture” de l’Everest et de grève des travailleurs d’altitude. » Finalement, elle seule sera de la partie, malgré l’insistance de l’État népalais dont l’objectif est de communiquer en direction des potentiels clients étrangers sur l’accessibilité de l’Everest, par crainte d’une perte d’image et donc d’attractivité touristique. Le ministère n’a d’ailleurs pas hésité à faire entorse à ses propres réglementations pour l’occasion, en autorisant des vols d’hélicoptères au-delà du camp de base, ce qui est habituellement réservé aux opérations de secours.

Souci d’image également du côté de Phurba Gyaltsen, qui affirme avoir voulu « contribuer à laver le nom des sherpas, sali mondialement par la fausse rumeur de leur grève. » : « Je me suis fait des ennemis, [...] mais je suis heureux de l’avoir fait car cela a redoré le blason de la communauté sherpa, qui avait tellement perdu d’argent et souffert d’un déficit d’image avec cette crise d’avril. »

[...]

Vous pouvez retrouver l'article complet et et même l'ensemble du numéro 7 de la revue Nunatak en suivant le lien ci-dessous :

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