Tourisme ou révolution ?

Publié le par Rodolphe Christin

Tourisme ou révolution ?

Le texte "Tourisme ou révolution ?" de Rodolphe Christin a été publié  dans le premier numéro de Moins !, journal romand d'écologie politique paru en septembre octobre 2012.

La mobilité est une valeur fondamentale qu’il faut défendre, dès lors qu’elle tranche dans le vif de l’enfermement et du réflexe conditionné. L’expérimentation, l’innovation, la liberté d’être et d’agir supposent un minimum de sens de l’aventure et la mobilité, intellectuelle, sociale, géographique, culturelle, en fournit les ingrédients nécessaires.

Toutefois ne soyons pas naïfs. Loin d’être toujours hors norme, éprise des chemins de traverse, comme le suggèrent les héros de l’exotisme littéraire sur papier glacé, la mobilité obéit surtout au conformisme de la consommation du monde. Sur le plan de sa mise en pratique la mobilité suit dans nos sociétés deux motifs majeurs (nous oublions  la migration qui englobe les conditions de vie dans leur généralité) : premier motif, donc, celui du déplacement professionnel, lié au travail, et second motif, celui du tourisme, lié aux loisirs. Ces intentions s’appellent et se courtisent. Elles s’embrassent comme deux amants fusionnels qui jamais ne cessent de s’observer, de se toucher, de se pénétrer, et  qui, soudain, se repoussent, pris brutalement d’un accès d’individualisme, affirmant leur indépendance et reniant vainement leur profonde symétrie.

« Nous avons tous besoin de vacances », soupirait ce matin le coiffeur derrière ma tête. « Trop de travail tue le travail », a-t-il aussitôt insisté, en ajoutant qu’il avait vraiment besoin de partir. C’est dire que les vacances ont besoin d’un départ pour prétendre à la distinction et se démarquer de la vie quotidienne ahanant sous le poids de la répétition. Il faut faire une « coupure » ! La coupure est la plaie joyeuse du repos programmé. Elle offre l’occasion d’abandonner son chien ou sa belle-mère, ces fidèles, trop fidèles compagnons d’une domesticité qu’il faut, à tout prix, oublier. Le départ en vacances est l’évènement de l’été. Les chanceux y ont accès : ils se complaisent dans les bouchons, adorent l’aire autoroutière, se pavanent dans les gares bondées et les wagons criards, les aéroports lustrés par les milliers de sandales des nouveaux pèlerins des congés payés.

Quant aux malheureux, regardez-les donc ! Qui sont-ils ? Que font-ils ? Touristes, observez les autochtones alentour ! Mais n’oubliez pas les discours officiels qui vous rappellent le bonheur lié à votre statut. Les autochtones, par contre, souffrent de rester cantonnés dans leurs campagnes ou leurs quartiers. Eux doivent s’accommoder des kermesses de province, des Super U, des centres commerciaux et des cours d’immeubles. A l’occasion, ils serviront d’indicateurs-pour-touristes-en-perdition. A moins qu’ils ne préfèrent leur faire les poches. Par définition, l’autochtone doit se satisfaire de l’ordinaire, bon gré mal gré. Mal gré dirait-on plutôt. Les pleurnichards s’allient aux promoteurs du tourisme social et aux experts du maintien de l’ordre pour affirmer qu’ils rongent leur frein, remâchent leurs frustrations. Cet ordinaire, bon sang, il faut le fuir, faire comme les nantis du mainstream ! Pourquoi  eux et pas moi ? Sentiment d’injustice ou conformisme ? Les deux, tour à tour.

Le petit bonheur fugace des vacances touristiques est une réponse à la gravité, morose et tenace, du quotidien. Il faut pousser ce constat jusqu’à son horizon politique. Pourquoi partir en vacances avec pour carburant une telle frénésie ? Comme si sans départ cette vie ne s’avérait pas digne d’être joyeusement vécue. Là se tient la question, profonde, abyssale même. Dérangeante.

 

Le départ en vacances, après avoir été une liberté chérie, est à présent attaquable. A bout portant. Avec allégresse et irrévérence.  Pourquoi donc ? Parce qu’il n’est plus synonyme d’émancipation, tout simplement. Le départ en vacances n’est pas antisystème. Non, il en représente au contraire un pilier incontournable. Avec la télévision, les antidépresseurs, le football, la fête de la musique et les somnifères, le départ en vacances a rejoint la panoplie des anesthésiants et des défouloirs institutionnels que la société de consommation administre à ses citoyens. Une rétribution compensatoire, à la manière de la permission concédée au soldat pour supporter le casernement. Nécessité plutôt que liberté.

 

Nos rêves d’évasion ont été industrialisés à la suite de l’industrialisation du quotidien. La plupart du temps nous n’y voyons que du feu, tant nous sommes enrôlés dans un monde de supermarchés sur lequel règne le geste automatique. Pourtant le confort matériel n’étouffe plus tout à fait la tristesse, l’ennui, la misère d’un présent sans avenir.

 

Industrie du faux-départ, le tourisme prospère grâce au mal de vivre. On en revient toujours ; inlassablement on y retourne. Notre empressement à partir en vacances est l’indicateur de notre insatisfaction. Il témoigne de notre résignation à vivre l’ennuyeux, l’insipide, le besogneux, l’invivable.  Tourisme ou révolution, il faut choisir !

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