De l’expansion économique ! - Extrait de La soupe au choux

Publié le par René Fallet et Jean Girault

Vous trouverez en suivant le lien ci-dessous un extrait du film "La soupe au choux" réalisé par Jean Girault ; film adapté du roman du même nom de René Fallet. Il s'agit de la scène où le maire du village vient tenter de réquisitionner les maisons des deux anciens afin de les détruire et d'édifier à leur place  une partie d'un gigantesque parc de loisir.

L'extrait de la vidéo "L'expansion économique" tiré du film La soupe au choux ci-dessus n'est plus disponible. En lieu et place de la vidéo, un message nous informe que "cette vidéo inclut du contenu de Studiocanal, qui l'a bloquée pour des raisons de droits d'auteur".

Concomitances troublantes : Studiocanal appartient à Canal+, filiale de Vivendi. Or Monsieur Bertrand Méheut, actuellement administrateur et commissaire aux comptes du groupe Pierre & Vacances-Center Parcs, a été, durant plusieurs années, président du conseil de surveillance de la société Studiocanal, président du directoire du groupe Canal+ et membre du directoire de Vivendi. (http://animation.corporate.groupepvcp.com/doc/rapports_annuels/DOCUMENTDENREGISTREMENTUNIVERSEL20182019.pdf)

Monsieur Brémond, président  de Pierre & Vacances-Center parcs, fut, quant à lui, membre du comité de surveillance et administrateur de Vivendi.

Nous soulignons aussi qu'il est toujours possible de visionner d'autres extraits de ce film sur le Net et que seul l'extrait en question a été bloqué.

Nous vous proposons ci-dessous plus ou moins le même extrait (mais de moins bonne qualité) que nous avons malgré tout retrouvé sur le Net, espérant qu'il ne soit pas bloqué par la suite ; le contraire confirmerait une entente de complaisance bien contestable.

 

 

 

Nous vous proposons ci-dessous la lecture de l’extrait du livre.

 

« Ils entrechoquèrent leurs verres, les reposèrent sans y avoir trempé leurs lèvres : le camion du marchand de porcs était entré dans la cour. Grégoire Troufigne, le maire du village, en descendit, sanglé dans sa blouse noire.

— C’est le Grégoire, fit Ratinier sourcilleux.

— Qui qu’y nous veut ? se tourmenta Cicisse qui se méfiait d’instinct de toutes les autorités, nationales ou communales.

Troufigne était déjà sur le pas de la porte, jovial comme il l’était avec tous les électeurs.

— Eh ben, les pères ! Salut bien ! Vous vous embêtez pas, la main sur l’apéro qu’il est même pas midi ! C’est donc par là qu’elle passe, la retraite des vieux travailleurs ! Ah! les bandits !

Il avait cinquante ans, un teint de brique réfractaire et, par mimétisme, de minuscules yeux de pourceau.

— Vous trinquerez bien avec nous, offrit le Bombé, à cheval malgré tout sur les usages.

— Ma foi, c’est pas de refus, acquiesça Troufigne en s’asseyant sur la chaise qu’on lui désignait. C’est la chaleur, aujourd’hui ! Vous êtes sûr mieux dedans que dehors.

— Dehors, grincha le Glaude, on peut pas tenir à cause du boucan infernal qu’y font, les étrangers à la commune.

— Des étrangers tout court, oui, surenchérit Chérasse, qu’on sait même pas ce qu’y trafiquent dans leur pays !

Le maire protesta :

— C’est des gens très bien, chez eux ! Le Belge est instituteur à côté de Namur. Quant à l’Allemand, lui, il a des sous gros comme lui, vu qu’il est ingénieur. C’est pas de la crotte de bique, un ingénieur. Et j’aime mieux vous dire qu’il les fait valser, les marks ! Il en fait travailler, du monde ! Les maçons, les plâtriers, les menuisiers, ça défile, aux Vieilles Étables ! Et parlons pas des impôts locaux, ça, c’est de l’or pour le village. Vaut mieux avoir ça sur la commune que des Arabes ! Encore qu’y faut pas confondre Arabes et Arabes. Ceux du pétrole, je serais prêt à en héberger quelques-uns, mais y vont ailleurs, au bord de la mer par exemple.

Il soupira, lourd de regrets. Cette pensée maritime le déprimait.

— A la vôtre, Grégoire !

— A la vôtre quand même, oui.

Ils burent en hommes qui savent ce que c’est que la soif. Troufigne déclara, sentencieux, l’index pointé sur son verre :

— Ça, c’est bon !

Le Bombé opina, confondu par la justesse de cette observation, puis succomba à la curiosité :

— A part ça, Grégoire, qui qui vous amène donc par ici ? C’est pas des ennuis, au moins ?

Troufigne jubila, tout à coup enthousiaste :

— Sûr pas ! Ça serait même plutôt des bonnes nouvelles !

— Ah bon ? s’éclaira Chérasse.

Ratinier, qui n’attendait aucune bonne nouvelle, demeura sur le qui-vive, à tout hasard :

— On peut savoir ?

Le maire rigola un rien trop fort :

— Attendez ! Faut que je vous expose le topo, et y en a peut-être pour un moment !

— Ah bon ? s’assombrit Cicisse.

Troufigne fit le sérieux, l’important :

— Vous y savez peut-être pas, vous qu’êtes loin du bourg, mais les Allemands, les Belges, c’est quand même pas le Pérou, pour les finances locales, et ça fait que, grosso modo, la commune se meurt.

— Y a pas qu’elle…, rêva le Glaude tout haut.

— Ne m’interrompez pas tout le temps, sans ça on y sera encore ce soir. Ce qu’y nous fallait, y avait pas à tortiller, c’était une expansion économique.

Il était friand d’expansion économique, le Grégoire Troufigne. Il prononçait ces deux mots magiques avec la même gourmandise qu’il apportait à boire ses vingt apéros quotidiens, étant donné qu’il était dans le commerce.

— Ce qui manque dans les villages français, c’est l’expansion économique, un truc qu’existait pas dans votre jeunesse. Eh bien, avec M. Raymond du Genêt et le Conseil municipal on l’a trouvée, notre expansion économique. Une expansion économique génératrice d’emplois, qui plus est. On va en créer quinze, c’est pas rien !

Il se rengorgea, à l’étroit dans son orgueil de gestionnaire, et lâcha :

— Mes chers concitoyens et amis, dans un an, même pas, on va avoir chez nous un parc des loisirs, le même qu’à Thionne. Là-bas, ça s’appelle Les Gouttes, chez nous ça s’appellera Les Genêts, vu que les trois quarts du terrain sont à M. Raymond. Ça vous en bouche un coin, hein, les pères ?

Le Glaude se gratta les moustaches :

— Ça m’en bouche même quatre. Qui que c’est que ça, un parc des loisirs ?

Troufigne s’esclaffa :

— Y savent même pas ce que c’est qu’un parc des loisirs !

— Ben non…

— C’est pourtant la grande mode. Vous êtes pas allés à Thionne ?

— Ben non… Qui donc qu’on irait faire par là !…

— Bon. Je vas vous y expliquer. Un parc des loisirs, c’est comme qui dirait de l’expansion économique qui serait en même temps écologique. Au départ, c’est un tas d’hectares qu’on clôture, et qu’on fait payer pour entrer dedans. Dans les hectares, on creuse des étangs pour la pêche et pour la baignade. A côté, y a des jeux, des balançoires, tout ce qu’y faut pour rigoler. Comme on a un bon bout de forêt dans nos hectares, on y enferme des daims, des chevreuils, des paons, pour que les visiteurs en fassent des films et des photos. Pour tout ça, hein, pêche, baignade, jeux et tout et tout, faut payer ! Faut que ça sorte toutes les dix minutes, les porte-monnaie ! Y aura aussi un restaurant. Des buvettes. Des marchands de glaces. De l’expansion économique en veux-tu en voilà, que ça va faire ! Bref, pour la commune, c’est la fortune !

— Et M. Raymond, insinua le Glaude, il aura rien ?

— Bien sûr que si, puisqu’il apporte à peu près tout le total. Nous, on met le reste. Et on touche sur les patentes. Vous comprenez ?

Le Bombé entendait placer, et un mot, et son grain de sel :

— Ce que je comprends pas, c’est pourquoi que vous nous causez de tout ça. Pourquoi qu’on irait faire de la balançoire dans un parc de loisirs, nous autres deux ?

Troufigne entrouvrit sa blouse, en sortit un plan qu’il étala des deux mains sur la table :

— Voilà le projet. Et il vous concerne, mes chers amis. Vous pouvez regarder, y a pas de mystère ni de secret.

Le Bombé mit ses lunettes sur son nez, se pencha sur l’épure. Le maire posa un doigt sur un point précis :

— Voyez. Vous êtes là, et le Glaude est à côté. Mitoyen au champ du Glaude, y aura le parking. A la place du champ, s’étendra une aire de repos culturel, mille chaises longues et de la musique intelligente, du Mozart que ça s’appelle, paraît, mais ça c’est pas mon rayon. A la place de la maison et des bâtiments Ratinier, on met une garderie d’enfants pour que les parents puissent s’amuser eux aussi, y a pas de raison que ça soye toujours les mêmes.

— C’est pas sale, fit le Glaude sur un ton tout à fait neutre.

— N’est-ce pas ? Oh, y en a, des idées, là-dedans ! C’en est plein, ça grouille comme dans le musée de M. Pompidou. En tant qu’aménagement du territoire, c’est pas de la merde, qu’y nous ont dit textuel à la préfecture.

— A la place de ma baraque, qu’est-ce qu’on installe ? interrogea froidement le Bombé.

— C’est marqué, regardez : « Sur l’emplacement de la maison et des annexes du sieur Francis Chérasse, sera édifié le rocher aux singes entouré de son fossé. »

Cicisse ouvrait justement des yeux de chimpanzé en possession d’un miroir de poche :

— Un rocher aux singes ?

— Pareil qu’au zoo de Vincennes, Cicisse, pareil ! C’est ça qui va attirer du monde, les ouistitis. J’y vois déjà, moi, les sapajous, les guenons, les gorilles, en train de se galoper au cul dans leurs arbres en plastique ! On les a prévus en plastique, vu que ça fait plus d’usage.

Comme Chérasse allait exploser, Ratinier lui intima d’un geste le silence et persifla :

— Et à notre place, à Cicisse et moi, qu’est-ce qu’y aura ? Des négresses à plateau ? Des clowns ? Des conseillers municipaux ou des marchands de porcs ?

Troufigne entendit que le vent tournait, rengaina prestement verve et lyrisme :

— Ne vous fâchez pas, les pères ! Tout est déjà organisé au mieux de toutes les parties. Vous n’êtes pas les oubliés de l’expansion économique. Vous savez qu’on allait construire un foyer des jeunes sur la place de l’Église. On a démocratiquement consulté les jeunes qui restent encore au village. Y nous ont dit qu’y z’aimaient mieux courir les routes et les gonzesses à moto plutôt que de jouer bien gentiment aux dominos dans leur foyer. Y a même des malpolis qu’ont dit qu’on pouvait se le mettre où vous pensez. Comme c’est pas bien l’endroit pour créer un foyer, on a changé notre fusil d’épaule. Le foyer des jeunes, on le transforme en foyer du troisième âge avec billard, salle de jeux, salon de télé et – c’est là que ça vous intéresse, les amis – quatre appartements avec douche, W.-C., chauffage central ! Vous en aurez chacun un, bien entendu. Vous serez logés dans du neuf, dans du propre. Et à l’œil, les anciens ! A l’œil ! Pour pas un rond ! C’est-y pas beau, le progrès ? C’est-y pas beau, l’expansion économique ? Allez, vous les regretterez pas, vos bicoques insalubres que même les cochons d’aujourd’hui sont cent fois mieux logés que vous, dans les fermes modèles et les porcheries pilotes ! Au foyer, vous serez bichonnés ! Choyés ! Cajolés par les assistantes sociales !

Devant les visages fermés de ses administrés, le maire sortit son argument massue, tenu en réserve avec soin pour clore la conversation à son avantage :

— Non seulement vous allez gagner gros, gros, gros sur le logement et le confort, mais c’est pas tout, sacrés veinards ! Vos taudis qui valent trois francs cinquante et vos terres, on vous les achète au prix fort ! Vous allez pouvoir en faire rentrer des tonneaux de pinard, au foyer ! Qu’est-ce que vous en dites, mes lascars ?

Ostensiblement, le Bombé se versa un Pernod, en versa un au Glaude, oublia le verre de Troufigne, enfonça le bouchon sur le goulot, alla serrer la bouteille dans le placard. Troufigne rosit sous l’outrage, ce qui était sa façon de blêmir.

— On n’en dit rien, articula le Glaude de glace.

— Si c’était pas un affront, déclara le Bombé, je vous dirais bien de sortir, mais c’est tout comme.

Le maire se leva, remballa son plan d’expansion économique, secoua une tête derechef pourpre :

— Je les avais prévenus, au conseil, que vous aviez aucun sens civil et même civique ! Que vous nous emmerderiez pour le seul plaisir d’emmerder le monde ! Si vous étiez pas vieux et malades, on vous ferait exproprier, ça ferait pas un pli ! Malheureusement…

— Malheureusement, vous pouvez pas, acheva Ratinier.

— Eh non ! Les lois sont mal faites. Y en a même pour défendre les rétrogrades et les préhistoriques ! Mais rigolez pas trop vite, Chérasse et Ratinier ! Vous allez pas pavoiser longtemps ! Dans six mois, les bulldozers et les pelleteuses, ça va vous ronfler aux oreilles, je vous le garantis ! Dans un an, vous serez heureux comme des rois le dimanche, avec trois cents bagnoles et trente cars dans le parking, à cinquante mètres de chez vous ! Sans parler des gens qui vous regarderont à travers le grillage et qui vous jetteront des cacahuètes pour s’amuser ! Le bal, je le collerai le plus près possible de vos cabanes ! Les autos tamponneuses, pareil, et le ball-trap ! On vous fera crever, vieux fossiles ! Mais, au moins, quand vous serez au cimetière, la commune délivrée de ses poids morts pourra enfin ouvrir ses ailes à l’expansion économique ! Salut !

Il sauta comme un furieux dans son camion, fit voler un mètre cube de gravillons en manœuvrant et en rebroussant chemin.

— T’as vu comment que j’y ai causé, à ce salaud-là ? exulta le Bombé.

Il s’alarma aussitôt :

— T’as pas l’air content, le Glaude ?

Ratinier éclata :

— Y a pas de quoi rire ! Tu vois pas plus loin que ta bosse, outil ! Y a qu’on va vivre en enfer, à présent ! En enfer ! Tu l’as entendu, l’autre monstre ? Y vont nous en faire voir, si on va pas dans leur bon Dieu de foyer ! Et si on y va, on périt de cafard en trois semaines !

— T’y crois ? balbutia le Bombé.

— C’est foutu, mon Cicisse. Comme y dit, l’autre assassin, ça nous reste plus qu’à crever. Tu pourras y endurer, toi, un grillage tout autour de chez nous, avec des Japonais qui nous prendront en photo quand on ira aux chiottes ?

— T’as raison mon loulou, trancha Chérasse aussi vite sombre que convaincu. On n’a plus qu’à se suicider. Tu viens ? On va faire un doublé de pendus !

— Une seconde, avec ta marotte ! Les cordes, ça casse pas toujours. On va penser à tout ça en buvant ces vieux perniflards, qui sont en train de se réchauffer les pieds.

Il s’efforçait au calme, le Bombé se laissait aller à des frénésies plus ou moins meurtrières. Ratinier soliloqua :

— Comme y vont quand même pas foutre des parcs de loisirs partout, on pourrait trouver deux autres baraques, déménager…

Chérasse hors de lui frappa sur la table, sauva in extremis les deux verres du désastre :

— Ça, j’y veux pas ! Jamais ! Ça fait cinquante ans que je suis là, j’y reste !

— Oh ! moi, je suis comme toi, ça me dit pas grand-chose de foutre le camp… Ce que j’en disais…

— Et puis, y seraient trop contents, à la mairie, de nous voir poser le pantalon !

— Alors ?

— Alors, on se jette dans le puits, l’un après l’autre ! On se fait sauter le caisson à coups de fusil ! On s’envoie une gamelle de mort-aux-rats ! C’est ça qu’emmerderait Troufigne, d’avoir deux morts sur la conscience !

— Possible, mais on sera morts et pas là pour y voir…

Sans se concerter, ils avalèrent d’un même mouvement leur Pernod.

— Ça fait qu’y a pas de solution…, fit le Bombé dont les yeux se mouillaient.

 

 

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