« Le tourisme est le résultat d’une ingénierie sociale » – Interview accordée à la revue De tout bois n°11, été 2019

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Vous pouvez vous procurer la revue De tout bois n°11 (et tous les autres numéros) en vous adressant aux éditions Le monde à l'envers, 22 rue des violettes, 38100 Grenoble / Fax : 09.57.91.42.42 / courriel : mondenvers@riseup.net.

Vous pouvez consulter les sommaires des différents numéros de la revue en suivant le lien :

http://www.lemondealenvers.lautre.net/livres/de_tout_bois.html

 

Pouvez-vous présenter votre collectif ? Comment il est né, les objectifs que vous vous donnez et les actions que vous avez menées jusqu’à maintenant ?

 

Notre collectif informel est né suite à une rencontre organisée à la maison forestière occupée de la Marquise, près du chantier bloqué du Center Parcs de Roybon. Durant ce week-end du 29-30 juin et 1er juillet 2018, il s’agissait de questionner le tourisme au cours de différentes discussions et autour de plusieurs projections de documentaires sur le sujet. Suite à cette rencontre, certains participants ont décidé de se revoir pour continuer d’aborder la question du tourisme avec déjà l’idée de proposer à Grenoble les discussions que nous avions développées à Roybon. Très rapidement nous avons décidé de proposer notre critique du tourisme en distribuant des tracts qui remettaient en cause certaines manifestations proposées au grand public comme aux « Rencontres ciné montagne» de Grenoble, lors d’un débat sur la «Transition du tourisme : reconstruire du sens collectivement » organisé dans le cadre du « Festival international du film de montagne » à Autrans ou encore durant le « Salon international de l’écotourisme, du voyage solidaire et participatif » qui se déroulait au World Trade Center de Grenoble.

 

Pour que nos réflexions ne restent pas fermées à des cercles confidentiels de convaincus, nous voulons confronter nos idées à un large public et ainsi rendre accessible l’état actuel de notre pensée pour que chacun puisse se l’emparer. C’est pourquoi nous avons organisé plusieurs soirées publiques visant à bousculer le consensus pro-touristique où nous proposions aussi quelques écrits critiques sélectionnés. Nous avons commencé en janvier en accueillant des membres du comité de rédaction de la revue Nunatak (1). Ils ont présenté le numéro 2 de leur revue dans lequel plusieurs articles sont consacrés au tourisme en montagne. Une seconde soirée portait sur trois axes de critique : la remise en cause du travail basée sur la critique de la valeur, la critique du tourisme comme phénomène systémique et la critique des grands projets inutiles. Le 30 avril 2019, dans la foulée de l’audience concernant le projet du Center Parcs de Roybon devant la Cour administrative d’appel, nous avons présenté notre critique au local autogéré la Luttine, à Lyon. France 3 a réalisé une brève sur cette soirée en tronquant nos propos (2). Nous souhaiterions corriger ce qui a été dit : D’abord, nous ne luttons pas seulement contre « les risques du tourisme de masse » mais contre la marchandisation en général, dont le tourisme est un élément central. Ensuite, le reportage nous désigne comme étant des « zadistes et militants écologistes », ce que nous ne revendiquons pas. Enfin, le journaliste après nous avoir mis dans ces cases, résume abusivement nos analyses. En effet, l’article s’intitule: « un débat lyonnais sur “l’impact dévastateur” du tourisme sur l’environnement », puis se conclut par: « Que l’on partage ou non leurs idées, ces militants soulèvent une question à méditer : faut-il marchandiser la nature pour la sauver ? ». En réalité cette question n’est pas la nôtre car nous connaissons déjà sa réponse : marchandiser la « nature » est une manière de la détruire, non de la sauver (3).

 

Nous essayons de diversifier les formats en enregistrant aussi les soirées pour les diffuser sur radio, ou encore en accompagnant nos écrits de détournements d’images de magazines (ainsi un fanzine sera bientôt publié). À partir des discussions que nous avons entre nous et des remarques régulières que nous fait le public, nous affinons notre critique des lieux communs comme « le tourisme c’est la rencontre de l’autre », ou encore « l’éco-tourisme est la solution aux problèmes du tourisme » et des faux débats stériles (actions individuelles versus collectives, tourisme de masse versus alter tourisme, etc.) Nous essayons de pousser la réflexion pour prendre du recul et éviter les pièges comme celui de la critique du touriste et non du tourisme.


 

Un de nos objectifs est d’établir la critique durablement à Grenoble, car c’est là où nous habitons ou travaillons. Nous faisons le choix d’intervenir dans l’agglomération où se confirme une volonté politique claire de marchandisation par le développement du tourisme au travers d’une marque territoriale notamment Alpes is(h)ere. Il s’agit, entre autre, d’inviter à questionner ce que nous produisons et consommons ainsi que la logique qui nous conduit à avoir ce comportement touristique. Nous établissons également des contacts avec d’autres territoires, individus, collectifs, afin d’archipéliser la critique du tourisme. Ici et là, on nous sollicite, nous sollicitons... Des liens concrets s’établissent pour attiser la réflexion et étayer l’action collective. L’antitourisme a de beaux jours devant lui !

 

 

Pourquoi critiquez-vous le tourisme ? On considère généralement le tourisme comme une activité de détente, un loisir, voire un moyen de rencontrer des cultures ou des régions qu’on ne connaît pas. Rien que du positif, donc !

 

Pourtant, pour qu’il y ait tourisme, il faut une mise en ordre touristique du monde, l’instauration d’un modèle économique et culturel qui, contrairement aux idées reçues, contribue à détruire la diversité humaine et territoriale. Tourisme et société de consommation vont de pair. Cette dénonciation ne va pas forcément de soi car jusque récemment l’industrie touristique bénéficiait d’un large consensus sur ses bienfaits. Comme si elle portait en elle une éthique rendant toute critique difficile. En réalité, le tourisme est le pur produit de la société industrielle, il doit son développement à celui des transports mécanisés – eux-mêmes par leur monstruosité créant un monde à fuir – à la production quasi illimitée d’énergie et à la construction standardisée d’hébergements concentrationnaires à des fins locatives (cloisonnant le vacancier dans une certaine manière de vivre et surtout de consommer). Il correspond donc à une société fondée sur la surproduction et l’artificialisation par la destruction de territoires entiers et un gaspillage sans précédent. Combien le repos du travailleur crée-t-il de travail ? Combien de tonnes de charbon, de centrales nucléaires, de barils de pétroles pour pouvoir se promener à la montagne, combien de mètres cubes de béton pour découvrir le désert ou la délicatesse d’une orchidée ? Combien d’enfers coûtent quelques Edens climatisés ? Combien de ministères du « temps libre » pour apprendre à « maitriser son temps »? Combien de bruits pour atteindre le silence, combien d’heures de travail pour « se payer » du repos, combien d’infrastructures pour aller au désert, combien de canons à neige pour le maintien du ski ? Combien de bagnoles et de bouchons ? Combien d’agitations pour s’échouer et bronzer sur une plage? Et surtout, pourquoi ? Combien de soumissions pour quelques semaines à vivre comme les riches à exploiter les autres dans l’oisiveté tant méprisée du rentier ? Le travailleur, lui, l’a bien mérité évidemment... Qu’il ait fabriqué des bombes, vendu des assurances vie, ou qu’il ait enseigné la novlangue en école de commerce, peu importe, il mérite de faire peau neuve et d’oublier un temps les contraintes et le contenu de son travail, l’essentiel est d’être un travailleur ou un touriste : tout est dans le statut du moment. Tourisme et travail sont les deux faces de la même pièce. Le tourisme est l’autre réalité du travail, il en compense et atténue certains effets pour mieux le servir. Le loisir est une des justifications du travail, son prolongement en une peine supplémentaire pour digérer les marchandises. Marchandises qui singent ce que le travail banni : l’émotion, la liberté de mouvement, l’amusement, la sensation de vivre, le choix. Aussi, une pléthore d’activités-marchandises standardisées sont proposées pour divertir – c’est-à-dire détourner de toute émancipation réelle – le travailleur.

 

De plus, les congés payés et le « temps libre » sont une parenthèse entre deux moments de travail et sont inscrits dans la logique du temps contraint par celui-ci. RTT, vacances scolaires échelonnées, sont prises dans son étau ainsi que celui des intérêts des industriels du tourisme qui veulent d’une part favoriser les courts séjours et d’autre part répartir les flux de vacanciers. Nous dénonçons cette logique du travail et la séparation de nos activités qu’ils impliquent (production consommation culture). Cette logique de prolétarisation, de destruction progressive des savoir-faire en des gestes mécaniques, où nous ne choisissons pas ce que nous produisons, ni comment. C’est donc loin de ce travail que certaines personnes s’évadent. Fuir dans la Nature, dans des parcs (sic), en montagne ou à la mer. Bien souvent cette évasion est sur-organisée par l’industrie touristique qui finalement aménage notre « temps libre ». Pour se faire, elle mobilise les territoires et leurs habitants pour valoriser tout ce qui peut l’être. Rapidement, toutes les activités se tournent vers le tourisme. Demandez aux Barcelonais qui voient leurs anciens appartements proposés sur Airbnb avec une forte hausse de loyer, les commerces de proximité et des écoles disparaitre au profit de boutiques à touristes et de bars musicaux ; demandez aux Vénitiens qui voient le tourisme ronger de plus en plus leur espace de vie au détriment de celui des visiteurs (30 millions de touristes pour une ville de 54 000 habitants) ; demandez à celles et ceux qui se trouvent obligés de participer à la folklorisation d’une culture de vitrine ; demandez aux travailleurs précaires ou saisonniers du tourisme, si le tourisme ce n’est rien que du positif !

 

 

De plus, si j’ai bien compris, la définition majoritaire du tourisme, par sa « neutralité » de façade, contribue selon vous à empêcher la critique.

 

En effet, selon l’Encyclopédie Universalis : « Le tourisme est l’expression d’une mobilité humaine et sociale fondée sur un excédent budgétaire susceptible d’être consacré au temps libre passé à l’extérieur de la résidence principale. Il implique au moins un découcher, c’est-à-dire une nuit passée hors du domicile, quoique d’après certaines définitions il faille au moins quatre ou cinq nuits passées hors de chez soi. Il concerne un déplacement d’agrément, s’appuie sur un ou plusieurs types de loisirs conjugués ou successifs. » Cette définition du tourisme contribue à endormir la vigilance, c’est d’ailleurs ce qui fait l’essentiel de son intérêt. Elle dilue le phénomène touristique dans l’ordinaire de l’existence, à l’image d’une nécessité existentielle glissée dans nos emplois du temps.

 

Visiter ses amis durant quelques jours, est-ce la même chose que séjourner à Center Parcs ? Évidemment non. Peut-on même appeler tourisme un séjour non marchand chez des parents ou des amis vivant au loin ? C’est dire si des activités d’enjeux et d’intentions différents sont susceptibles d’entrer pêle-mêle dans la définition du tourisme, transformant le terme en véritable mot-valise.

Tout mélanger, par exemple en ne distinguant pas le séjour gratuit chez des amis du séjour balnéaire marchand, gomme les aspérités du phénomène touristique et ses angles d’attaque. Il apparaît alors comme un objet neutre et bon enfant rendu imprenable par sa banalité apparente. En faire un phénomène « naturel » est en effet le meilleur moyen de justifier implicitement le tourisme et de le tenir à l’abri d’évaluations autres que comptables et économiques.

 

 

D’accord, mais alors pouvez-vous nous dire ce qu’est selon vous le tourisme, et qui fait que ce n’est pas quelque chose d’anodin et de sympathique ?

 

Le tourisme, phénomène dont l’expansion est intimement liée à la société capitaliste et au travail salarié, à la généralisation des congés payés et au développement de la classe moyenne, apparaît dans ses formes contemporaines caractérisé par quelques traits que voici :


  • Le tourisme est une mobilité d’agrément organisée, planifiée autour d’attractions divertissantes dûment identifiées et valorisées comme telles, tant subjectivement par les touristes qui en ressentent l’attrait, qu’objectivement par les « développeurs » (aménageurs, promoteurs, entrepreneurs, agents de développement, opérateurs, élus, etc.) qui en élaborent l’attractivité symbolique (par la communication) et la portée commerciale (par la promotion).
  • Le tourisme est désormais le résultat d’une ingénierie sociale dédiée à l’aménagement de l’espace et à l’organisation d’offres commerciales adaptées. Cette ingénierie se manifeste par des dispositifs territoriaux de contrôle social, notamment concernant la gestion des flux et la valorisation d’espaces normalisés selon des critères esthétiques, économiques, sécuritaires et environnementaux, aux formes reconnaissables et aux contenus spécifiques, souvent récréatifs, parfois pédagogiques.

Le résultat de l’expansion touristique, nous l’avons aujourd’hui sous les yeux : on a basculé dans l’industrie « décomplexée » du tourisme de masse. Cette industrie a largement organisé les territoires à des fins mercantiles. Le tourisme n’a plus comme finalité la recherche de la diversité mais celle du divertissement. Il tend à transformer des régions entières en zones commerciales à ciel ouvert. Pour les territoires non dotés de capital touristique, on implante des espaces créés de toutes pièces – centre de vacances, parc à thèmes ou zones de loisirs – pour édifier des univers artificiels dédiés à accueillir les flux de vacanciers. Par conséquent, si nous convenons que le capitalisme est en train de détruire le monde, la critique du tourisme devient un élément central de l’anticapitalisme.

 

 

Vous avez l’air de proposer essentiellement une réflexion critique. Est-ce que certains moyens de lutte vous inspirent ? Si la critique du tourisme venait à s’élargir, de quels moyens d’action rêveriez-vous ?

 

La fin ne doit pas justifier tous les moyens, mais dans la limite de notre conscience morale non moralisatrice tous les moyens de lutte qui ne s’en prennent pas aveuglément aux individus peuvent être envisagés s’ils renforcent une opposition. La réflexion critique rendue publique reste avant tout un moyen de lutte. Elle permet de contredire le discours officiel et de donner du sens aux actions de terrain envisagées et peut même les conduire vers de nouveaux desseins.

Nous pensons que les réflexions critiques posent des bases pour une prise de conscience élargie, non seulement sur le sur-tourisme, mais également sur le tourisme en général. Elles visent à le démythifier notamment en dévoilant les politiques mises en place par l’État, les régions et les départements et les sommes colossales débloquées pour les infrastructures touristiques. Ces réflexions et ces constats pourront mener, nous l’espérons, vers des actions individuelles et collectives de refus, d’oppositions notamment contre la construction d’infrastructures.

 

Notre réflexion critique vise également à redonner du sens aux oppositions aux projets d’aménagement du territoire et à les faire converger. En effet, beaucoup de ces projets ont été contestés ces dernières années. Mais ils ont été très rarement considérés par leurs opposants comme des projets d’infrastructures touristiques. Les projets d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, de Ligne Grande Vitesse Lyon-Turin, d’autoroute A45 entre Lyon et Saint-Étienne, d’Europa City à Gonesse, de Center Parcs de Roybon, de Poligny et du Rousset ont été et sont souvent contestés pour leur impact environnemental (zones humides, déforestation, artificialisation de terres agricoles fertiles, espèces protégées, etc.) et très rarement pour leur impact touristique. L’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a été perçu comme une victoire des opposants. Nous pouvons effectivement nous réjouir que les bocages n’aient pas été détruits, mais les 9 millions de voyageurs par an prévus en 2040 à Notre-Dame-des-Landes seront accueillis dans l’ancien aéroport près de Nantes que l’on va aménager en conséquence. Contrairement à ce qui s’est passé contre les Center Parcs qui ont réuni certains de leurs opposants dans la coordination Center Parcs : Ni ici, Ni ailleurs, les opposants à l’aéroport de Notre-Dame- des-Landes ne se sont pas manifestés contre les aménagements de l’ancien aéroport de Nantes et l’augmentation du nombre des voyageurs qui y seront enregistrés ; ou encore à Roissy où il est prévu, après la construction d’un nouveau terminal, une augmentation de 40 millions de passagers par an, notamment pour accueillir les Jeux olympiques de Paris en 2025 ; ou à Orly, qui après quelques aménagements pourra recevoir 8 millions supplémentaires de passagers par an (33 millions en 2018). Si la France est le pays qui accueille le plus de touristes dans le monde avec un objectif de 100 millions de touristes par an pour 2020, ce n’est pas un hasard mais bien parce que les infrastructures d’accueil le permettent. Et lorsque le dernier Conseil interministériel du tourisme du 17 janvier 2019 crée un groupe de travail chargé de formuler des propositions stratégiques et opérationnelles en faveur d’un tourisme durable en France, ce n’est pas pour créer une alternative au tourisme mais bien un tourisme alternatif qui s’ajoutera au tourisme de masse existant. Si on met l’accent sur le fait que 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre est dû au tourisme (dont le transport aérien représente 20 %), c’est simplement pour développer du tourisme durable ; on continuera à vouloir accueillir davantage de touristes dans les aéroports... La critique du tourisme vise à dénoncer les contradictions d’un système, espérant bousculer et alimenter les oppositions existantes et à venir.

 

 

Et à l’échelle individuelle, que pouvez-vous dire à celles et ceux qui rêvent de découvrir le monde sans reproduire des comportements consuméristes ?

 

Chacun fait ce qu’il veut ou peut et selon son goût, mais toujours sous l’influence et les contraintes de la société. « Découvrir le monde » si tant est que cette expression ait un sens , sans entrer dans des rapports marchands est rendu difficile. Nous n’avons rien contre ceux qui essaient d’échapper au consumérisme, au contraire ! Mais cela nous semble insuffisant pour infléchir la course effrénée à la mise en tourisme du monde. Notre Office de l’antitourisme s’intéresse à dénoncer et s’opposer à cela et l’éthique personnelle n’est certainement pas le remède pour opérer un changement global, aussi modeste soit-il : se préserver de certains rapports ou ne pas les encourager, n’empêche en rien les promoteurs du tourisme de marchandiser toujours plus les activités et les relations humaines. Vouloir s’extraire de cela individuellement et ne pas se considérer comme un touriste n’empêchera ni les autochtones, ni les institutions, les promoteurs et autres acteurs « décisionnaires » de traiter des... touristes. Ainsi tout ne se joue pas entre individus. D’une part, notre rapport au monde est largement déterminé par diverses médiations culturelles et idéologiques centrées sur le profit, le développement économique et technique. Peut-on alors reprocher aux poissons de nager dans l’eau du bocal ? Peut-on même nager hors du bocal ?

D’autre part l’industrie touristique s’adapte par tous les moyens à tous les territoires, à tous les goûts et reste à l’écoute de nouvelles niches à développer. C’est pourquoi elle envisagera toujours d’exploiter un secteur qui ne l’est pas encore. D’autant plus que les arrière-pays se voient obligés de vivre presque exclusivement du tourisme. Un des textes de la revue Nunatak sur le tourisme en montagne a pour titre « Le tourisme ou la mort ». Le caractère exclusif du tourisme rend davantage les territoires dépendants de la marchandise (et par conséquent du travail produit pour le tourisme). L’exemple du périple qu’accomplissait un voyageur accompagné de son cheval exemple tiré du Manuel de l’antitourisme – est très significatif : dix ans après avoir fait un premier voyage inoubliable, le voyageur voyait cette fois-ci ses demandes d’hospitalités refoulées. Durant ce second voyage, l’hospitalité s’était transformée en prestations : on lui proposait plutôt de se diriger vers le prochain gîte qui accueillait également les chevaux ; le foin et la paille compris dans le prix de la pension. Entre temps, le marché s’était adapté à cette nouvelle demande. Le management du monde par le tourisme rend ardue la possibilité de faire autrement, y compris de la part de personnes averties et vigilantes. Cet accaparement est bien illustré à travers l’exemple de Jack Kerouac ou de Nicolas Bouvier. Kerouac refusait toute institutionnalisation, il était parti en quête d’un « dérèglement de tous les sens » dont il ne devait plus revenir.

De son côté lorsque Nicolas Bouvier voyage, il n’avait probablement pas l’idée qu’il allait devenir une figure emblématique du récit de voyage. Il partait à la recherche d’un savoir par les pieds, par la peau, il voulait s’immerger dans d’autres réalités. Leur voyage était considéré comme une manière de s’évader, non au sens où l’entendent les publicitaires, plutôt à la manière de qui entend sortir de la cage des conditionnements culturels. Cette question relève toujours d’un enjeu crucial au plan philosophique, et ce type d’expérience, parce qu’il trouve son lieu dans l’intimité des consciences, n’est pas récupérable. Aussi n’a-t-il cure des lieux touristiques et des bons plans, des appels aux selfies, des modes de l’exotisme... Il n’obéit à aucun critère quantitatif, nul besoin d’aligner les kilomètres ou de multiplier les destinations. Il ne marche sur les pas d’aucune avant-garde plus ou moins éclairée. Mais que reste-t-il de ces aventures singulières dans le voyage des routards modernes ? N’oublions pas que lorsque Jack Kerouac voit les hordes de jeunes gens partant sur les routes, il s’est désolidarisé de cet engouement qu’il a suscité et qui a donné lieu à une avant-garde touristique. Aucune de ces aventures marginales n’était destinée à devenir une ligne valorisante sur un CV ni rendre un individu attractif sur le marché des relations sociales de l’existence. Une fois ce processus d’appropriation achevé, il devient difficile de sortir des conditionnements par ce même chemin. Marc Augé le constate dans son livre L’Impossible voyage, le tourisme et ses images. Catherine de Clippel qui l’accompagne essaie de détourner à un certain moment l’objectif d’un centre de loisirs tel que Disneyland. Il se rend compte que sa démarche est absurde car les espaces de divertissements ordonnent certains comportements. Adopter des attitudes contraires n’a pas de sens. Ce qui est vrai pour ces espaces de loisirs confinés, l’est aussi plus généralement pour ce « monde à découvrir » soumis à l’organisation scientifique des loisirs... L’ensemble des régions du monde sont ainsi devenus des « produits », des « prêts-à-consommer » que le tourisme numérique tend à étendre indéfiniment et dans tous les endroits avec notre «mouchard à consommer» qu’est le smartphone.

 

En parallèle de cette marchandisation bien réelle du monde on peut questionner le désir ou le « rêve » de « découvrir le monde » en voyageant ; en effet, celui-ci ne va pas de soi. Ne relève-t-il pas d’un imaginaire touristique ? Le voyage n’est-il pas devenu un nouveau fétiche dans la quête forcené du « bonheur » individuel ? Une forme de dégagement en lieu et place d’un engagement ? Dans une société de masse, nos aspirations ne sont-elles pas formatées par l’ingénierie du rêve préconçu et du divertissement. Sortir du voyage consumériste pour retrouver une certaine authenticité n’était-ce pas une des nouvelles formes largement plébiscitées par la propagande du « slow », de l’ « authentique », du « local » ? Si l’aspiration à consommer moins est respectable, elle est une doxa qui ne doit pas uniquement accaparer l’attention sur une alternative immédiate, pratique et individuelle au détriment des questions sur l’origine des désirs qui nous animent tous les désirs sont-ils émancipateurs quand bien même seraient-ils « locaux» et « slow » ? De plus, l’irrésolution d’une question peut laisser coi, seulement, sortir d’un prêt-à-penser ou prêt-à-panser peut aussi permettre à l’individu de retrouver voix au chapitre.

 

Pour contacter l’Office de l’antitourisme : anti-tourisme@riseup.net


 

 

(1) https://revuenunatak.noblogs.org

(2) https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/center-parcs-roybon-debat-lyonnais- impact-devastateur-du-tourisme-environnement-1663103.html


(3) Lire Antoine Costa, La nature comme marchandise, Le monde à l’envers, 2018.

 

 

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